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Arbitrer l’attention : ou comment réinvestir le surplus d’attention dans des mondes de l’art plausibles

Le monde postindustriel a donné naissance à ce que certains ont pu décrire comme une « économie de l’information ». Mais celle-ci représente-t-elle autre chose qu’une des dimensions d’une plus vaste « économie de l’attention » ? L’excès d’information produit-il un manque artificiel d’attention (sociale) ou bien notre attention, apparemment déficitaire, engendre-t-elle des zones d’ombres où de nouvelles formes d’expériences sensorielles et cognitives peuvent furtivement se déployer ?

L’essor de l’ « économie attentionnelle » - c'est-à-dire de l’économie propre à cette « société du spectacle » dont l’art contemporain dans sa variante mercantile et institutionnelle est tout à la fois le terrain d’essai et le résultat emblématique – ne semble pas devoir être démenti dans un futur proche et progressera au rythme inexorable qu’il a atteint vers la fin du vingtième siècle. Jusqu’à une date récente, on a pu interpréter les fameuses quinze minutes de célébrité promises à tous comme motrices de l’activité artistique. Or, de plus en plus, l’économie attentionnelle se définit par les relations du capital à la culture visuelle, et plus spécifiquement, par la façon par laquelle les artistes et le monde de l’art dans son ensemble fonctionnent dans un secteur de plus en plus soumis aux tactiques de gestion des fonds spéculatifs et aux stratégies de manipulation du « prosommateur » (1) peaufinées par l’industrie du divertissement. L’art passe encore pour le partenaire parfait de ces forces dont l’idéologie est fondée non pas sur la domination mais sur la liberté. Le défi pour les praticiens étant d’éviter la consommation passive, tout en faisant usage des ressources et de la liberté générées par l’économie de l’attention pour alimenter des initiatives polyphoniques plus obscures à ses bords.

Qu’est-ce que l’ « économie attentionnelle » ?

L’accaparement de l’attention, pour le dire vite, ne tend-il pas à prendre la forme d’une capitalisation symbolique, comparable à une « économie réputationnelle » ? Construire à partir des stocks existants, augmenter sa part d’audience, bref, exploiter toute l’attention disponible afin de capitaliser sur les chances offertes par la nouvelle économie. C’est en ce sens qu’il est possible de dire que l’attention est la principale forme de capital dans cette économie. Le défi pour les travailleurs de l’immatériel est d’en extraire la plus-value, sans s’attendre à pouvoir ni à vouloir renverser le système. L’art aujourd’hui a radicalisé à l’extrême l’économie de l’attention héritée du vingtième siècle, où la cote de l’artiste dans l’économie réputationnelle était déterminée par son coefficient de visibilité spécifique. Les œuvres d’art et leurs auteurs ne sont pas moins des produits de marque que les autres marchandises, et sont l’objet des mêmes stratégies commerciales ; ils sont pourtant consommés pour leur unicité. Les artistes chinois, indiens, brésiliens sont fortement capitalisés aujourd’hui sur le marché mondial. Car la « différence », précisément, est une composante importante des tactiques du marketing ; certains en usent, d’autres sont abusés. Leurs artefacts ethnologiques différenciés – de rêverie ou de culte – soutiennent le système général de croyance en l’art.

Lorsque l’économie de l’attention devient une économie de l’ombre

Inversement, l’ « économie de l’ombre » est basée sur un modèle de l’inattention ; c'est-à-dire qu’elle repose sur une attention délibérément affaiblie, ou plutôt réorientée en dehors du cadre de focalisation reconnu. Inaperçu, l’art se déplace de sa sphère autonome vers d’autres systèmes de vie comme une entité grise, une énergie inquantifiable, une activité furtive : développement d’énergies alternatives, développement durable, peinture en bâtiment, prestations de pompes funèbres, tourisme, systèmes d’épuration des eaux, services financiers, culture et développement, physique, sport automobile, traduction… pour ne citer que quelques exemples bien connus. Ce phénomène ne s’est pourtant pas institutionnalisé au sens où il occuperait de facto une place dans le monde de l’art. Il demeure en effet indétectable par les dispositifs de focalisation de l’attention de celui-ci.

L’économie de l’ombre dépend ainsi des structures de l’économie dominante tout en déplaçant le lieu de la valeur et les règles de sa définition. Dans le cas des pratiques artistiques, le contexte est déplacé et crée d’autres espaces et d’autres lieux où l’ « art » peut émerger. Mais le contenu ne compte pas moins que le contexte. Plus qu’un nom de marque – ici, une signature individuelle, celle de l’artiste - c’est une connaissance sensible qui est produite, que ce soit par un auteur unique ou par un collectif. Ce peut être un mouvement, un texte, un monument, un chœur fait ensemble à l’unisson ou dans des systèmes différents au sein d’un tout plus grand. Bien que visible, nous sommes là hors du cadre de l’art conduit par l’attention.

L’économie de l’ombre en ligne et hors ligne

L’économie attentionnelle a réellement pris son essor avec l’émergence du web 2.0 qui, au fond, est moins un paradigme technologique qu’une innovation dans le processus d’accumulation du capital, basé sur la captation privée de la valeur collectivement produite. C’est ainsi qu’elle s’est développée avec la complicité de la communauté de ses usagers. De plus en plus toutefois, ce modèle économique, où l’attention tient lieu de rémunération, a dû faire face à un double défi lancé depuis ses propres bords – depuis l’ombre qu’il ne peut que projeter : la réponse postmédiatique de la part du « réseau sensuel » du monde réel, ce que l’on pourrait ironiquement appeler le « web 0.0 », à savoir l’important réseau cognitif de l’interaction humaine, en amont de l’internet ; et l’appel explicite à développer des instruments et des ressources pour permettre la fabrication de contenus générés par les utilisateurs sur des sites internet publics. On pourrait appeler cet usage rémunérateur du web le « web 3.0 » et bien que cela soit technologiquement encore embryonnaire, il se pourrait que cela devienne une plateforme pour rémunérer non la catégorie classique des « auteurs » mais celle, plus extensive et inclusive, des « usagers ».

Agir en ligne ou dans la rue n’est en définitive pas le problème car ce nouveau modèle économique opère en fin de compte dans l’ombre de l’économie attentionnelle dominante. Dans les deux contre-modèles, les ressources elles-mêmes sont puisées à partir des bords de l’économie de l’attention. Du point de vue de l’économie de l’ombre, il n’y a pas de contradiction entre 0.0 et 3.0, leur « hôte » commun étant l’économie attentionnelle 2.0.

Être ce changement que nous appelons de nos vœux.

Pour résumer, l’économie attentionnelle, de par ses fondations et ses appareils de financement, n’a pas d’autre choix que de soutenir les initiatives de production de savoir qui, bien que ludiques, ne sont pas moins génératrices de connaissances et donc de capital. Les joueurs de l’économie de l’ombre (quels que soient leur statut social ou leur domaine d’activité) tamisent une partie des ressources et les redirigent vers d’autres opérateurs de l’ombre, permettant de facto une injection de capital-risque qui est ensuite réinvesti dans la remise à plat et le renouvellement de nos modes mêmes de transmission du savoir. Du savoir de l’ombre.

northeastwestsouth.net (n.e.w.s.)

(1) Le « prosommateur » est une traduction du mot anglais prosumer qui décrit les tendances des consommateurs à se professionnaliser et à s'approcher de plus un plus du producteur dans la société de l’information. (ndt – source wikipedia)